
Clément Sérack
Roman | Nouvelle | Poésie
Terreur en série
À Franzo P.
Et son voyage maudit…
***
Son corps perce la brume.
Ses pas s’empressent.
Ses larmes s’écrasent sur ses chaussures, puis sont balancées loin devant.
Cinq heures du matin. La gare de Mantes-la-Jolie se rapproche. Leïla ne peut pas manquer le premier train en direction de Paris Saint-Lazare. Non, elle ne peut pas, au risque de tout perdre.
Elle a mis une éternité à trouver cet emploi de caissière dans la capitale, et la période d’essai qui débute aujourd’hui n’est pas une garantie. Le retard, c’est le premier des interdits. Sans même savoir à quelle heure on attend Leïla, son mari a insisté pour qu’elle monte dans le premier train.
Elle devra être à la hauteur pour garder cet emploi. On lui donne une chance, mais les prétendants sont nombreux. Ceux-ci n’attendent qu’une chose : qu’elle échoue. Qu’elle dégage. Le marché du travail l’impose.
Ce poste est l’unique chance dont elle dispose pour empêcher sa vie de vaciller. Pour préserver son fils, âgé de douze ans, d’une précarité endémique.
Leïla essaie d’avancer tant qu’elle peut. Elle essaie, tant qu’elle veut. Le travail est aussi son échappatoire vis-à-vis d’un mari violent. Chaque jour, à l’heure où les ténèbres embrassent la cité muette, sa peau essuie les coups.
Son corps est livré à lui-même.
Ainsi qu’à son conjoint.
Ses larmes se mêlent à la pluie fine arrosant le bitume au milieu de la brume. Elle a quitté l’appartement sans même avoir dormi. Battue autour de trois heures du matin. Elle s’est empêchée de crier. Son fils ne doit rien découvrir.
Elle avance dans le froid fumeux de la nuit qui s'obstine. Elle est une présence anonyme et seule dans la ville endormie. Ses oreilles frigorifiées et recroquevillées font une place au silence, brisé par ses pas dissidents. La fumée qu’elle expire alimente le brouillard.
Rien dans le paysage urbain ne s'apparente à la promesse d'une aube. Cette absence de perspective lumineuse correspond à ce que Leïla ressent.
Son mari, régisseur sur des tournages, pourrait lui offrir un peu d’espoir. Mais Samir dilapide son argent dans les paris sportifs, l’alcool, et certainement d’autres choses que son épouse ignore. La famille après tout…
Leïla regarde l’heure et accélère une nouvelle fois. Sur sa route, les ombres naissent et disparaissent : voitures garées, bâtisses, lampadaires et poteaux… Tous partagent l’immobilité.
Un bruit. Elle se retourne.
Rien. Rien que du brouillard.
Elle a cru entendre quelqu’un. Après tout, quoi de plus normal ? Elle n’est sans doute pas seule à prendre le premier train.
Elle réalise que dans ces rues désertes, elle est entièrement vulnérable. Personne ne peut rien voir. On pourrait lui faire ce qu’on veut. Comme à la maison, mais pire.
Une ombre bouge. S’évanouit avant que les yeux de Leïla ne puissent s’en emparer.
Stop. Ce n’est pas le moment d’être paranoïaque. La gare n’est plus qu’à cinquante mètres.
Leïla passe le portique en validant son titre de transport. Sur le quai, les wagons l’attendent. Deux minutes avant le départ. Elle avance avant de monter dans la rame, grattant quelques secondes par anticipation.
Le train est apaisant et confortable. Un refuge. Il faut simplement s'éloigner du sas derrière la double-porte automatique, où le vent frigorifique stationne. Au milieu du wagon, dans un carré de quatre, l’air est aussi doux que le tissu des sièges.
Un bip prolongé annonce le départ du train. Le quai commence à défiler. Leïla ne voit personne autour d’elle.
Le roulis est léger. Il endort. Depuis leur rénovation, ces trains électriques et silencieux ont quelque chose de trop parfait. Mais l'existence des passagers contrebalance lourdement l’utopie. Aux heures de pointe, la ligne J peut devenir un enfer. Comme le dit le fils de Leïla, la J, c’est la hess.
Derrière la vitre, elle ne voit pas grand-chose. Mais elle est soulagée de quitter Mantes-la-Jolie – qui n’a rien de joli – même en sachant pertinemment qu’elle reviendra ce soir. Les banlieusards de seconde zone, tolérés dans la capitale pour servir les bourgeois, sont invités à retourner gentiment se cacher dans leurs cités lorsque le jour s’achève.
La ligne dessert des petites communes, comme Epone et Verneuil. Chaque fois, il ne se passe rien, les portes restent fermées. Prochain arrêt : Vernouillet. Toujours dans les Yvelines, un peu avant Poissy.
Le train ralentit à nouveau, jusqu’à s’immobiliser devant le quai. Les portes s’ouvrent.
Le moteur s’éteint. Les lumières se coupent. Les écrans virent au noir.
Le vent se jette dans l’habitacle en une fraction de secondes.
Que se passe-t-il ?
Leïla regarde partout à la fois. On ne distingue rien désormais. Le quai n’est même pas éclairé. Est-ce un problème technique ? Le train va-t-il redémarrer ?
La catastrophe prend forme. Leïla a besoin de cette ligne. Tout de suite.
Elle reste immobile durant de longues secondes. Puis elle se lève, remonte le compartiment à tâtons, et penche la tête par la porte grande ouverte. Plusieurs mètres à sa droite, des silhouettes passent du train au quai, franchissant un infime précipice. Elle était seule dans son wagon, mais pas seule sur la ligne. Tant mieux.
Leïla agit de la même façon, posant ses pieds sur le béton. Les écrans d’information dorment profondément, comme les luminaires et les distributeurs alimentaires. Les autres passagers sont trop loin d’elle, embrassés par le noir et la brume, pour qu’elle puisse les distinguer. Ils ont l’air aussi statiques que des poteaux. Réfléchissant, comme elle, aux solutions possibles.
Un bruit perçant retentit. Un ultrason, qui cisaille les tympans. Les muscles de Leïla se contractent tandis qu’elle se bouche les oreilles, violées par l’unique note qui se brise à l’intérieur. Les fragments se promènent dans sa tête.
Est-ce seulement dans sa tête ? Elle s’élance vers le voyageur le plus proche pour demander de l’aide. Dans sa course, la tyrannie sonore s’achève. Et dans un silence à nouveau total, une détonation transperce la nuit.
Un coup de feu.
Leïla se fige. La silhouette vers laquelle elle courait s’est écroulée.
Ses membres tremblent. Ses yeux cherchent partout. D’où vient le tir ?
Les autres voyageurs se sont mis à courir en hurlant. Leurs ombres se précipitent dans les escaliers menant au souterrain. Elle se rue vers le même endroit, sans regarder le corps désormais étalé sur le béton trempé.
Le sous-sol aussi est plongé dans les ténèbres. Les faisceaux des lampes-torches intégrées aux smartphones s'entrelacent, dansent ensemble, brossant à la fois les parois et les visages tétanisés. Leïla estime qu’ils sont une quinzaine dans ce couloir permettant d’accéder aux quais.
Les gens se calment, commencent à dialoguer. Faut-il rester caché ici ou sortir de la gare ? Qui a tiré ? Un homme prévient qu’il appelle la police.
Et si le meurtrier se cachait parmi eux ?
Comment expliquer la coupure de tous les systèmes électriques ?
D’où provenait l’ultrason précédant le coup de feu ?
Leïla piétine le long d’un mur, balayant la paroi avec sa lampe. Sur une affiche publicitaire, elle constate des taches rouges, à hauteur d’homme.
— Aucun signal.
L’homme qui tentait de joindre la police vient d’annoncer la nouvelle. D’autres répondent qu’ils vont essayer à leur tour. Leïla se concentre. Elle sent quelque chose. Une odeur se diffuse dans le couloir.
Du sang ?
Comme celui ayant éclaboussé l’affiche ?
Elle baisse les yeux et son faisceau lumineux en même temps. La flaque dans laquelle ses semelles baignent sans qu’elle s’en soit préoccupée… Ce n’est pas de l’eau.
Avant qu’elle puisse interpeller les autres, on lui attrape le bras.
Elle sursaute et éclaire le visage de l’inconnu. Âgé, livide, défiguré. La chemise déchirée. Il tousse. Crache du sang.
— Aidez moi…
Leïla hurle et bondit en arrière. Au même moment, une détonation retentit. Encore plus puissante. Encore plus terrifiante. Le nouveau coup de feu résonne, rebondit contre les parois.
Le chaos. Cris, bousculades, sauve-qui-peut vers la sortie de la gare. Leïla a déjà oublié le vieillard cadavérique. Elle court de toutes ses forces, ignorant les éclaboussures qui colorent sans doute ses vêtements.
En haut de l’escalier, le hall de gare. Les portiques sont ouverts. Les voyageurs bondissent vers les portes vitrées, puis débarquent en panique sur le parvis.
Là, un véhicule massif attend.
Bus de remplacement : Vernouillet - Paris Saint-Lazare.
Des passagers fuient le plus loin possible, d’autres stationnent devant la gare pour tenter à nouveau d’appeler la police. L’intérieur du bus est allumé, éclairant le périmètre qui l’entoure. Un jeune homme et Leïla s’élancent vers le chauffeur, debout contre le véhicule.
— Bonjour, exceptionnellement, le premier train doit s’arrêter ici. Raisons techniques. Mais voici un bus pour Paris.
L’employé ne montre aucune réaction à l’effroi des visages, ni à la manière dont les voyageurs ont émergé de la gare.
— Il faut fuir et appeler la police ! réplique le jeune, essoufflé. Il y a des tirs… Un mort.
— Comment ça ?
— Vous n’avez rien entendu ?
— Non, rien. Allez, le bus va bientôt partir.
La façon dont le chauffeur évacue le sujet abasourdit Leïla. Il y a un tueur par ici ! C’est insensé.
Monter au plus vite dans ce bus est dans l’intérêt la femme. À moins qu’il ne puisse pas arriver à Paris suffisamment tôt.
Face au conducteur, le garçon est monté au créneau.
— C’est ça, votre réaction ? Quelqu’un est mort, bordel ! Où est le personnel de gare ?
L’employé dévisage le jeune, puis la femme, en leur souriant étrangement. Il hausse les épaules, leur dit qu’il ne voit pas ce qu’il pourrait bien faire.
Leïla, qui est restée muette, le fixe dans les yeux. Ce regard amusé, vicieux, qui se joue d’elle et respire le mensonge. Ce regard…
Elle le connaît.
C’est le regard de son mari lorsqu’il contemple son travail, après l’avoir battue. Samir ricane devant les menaces de sa femme, qu’il sait stériles. Il se délecte de ses hématomes, de la douleur des gémissements, content de s’être défoulé. Il se mord les lèvres, excité par ce corps souvent nu et marqué de son empreinte. Marqué par une appartenance.
Comme ce chauffeur, il répète à sa femme que ce n’est rien, qu’elle fait du cinéma. Lui qui est régisseur.
Les yeux de Leïla descendent le long de l’employé.
Et là, elle le voit.
Le flingue dissimulé dans son dos.
Le chauffeur s’aperçoit qu’elle a vu. Il réduit la distance qui les sépare, maintenant son air condescendant. Il murmure quelques mots à Leïla, dans un souffle toxique.
— Tu ferais mieux de ne rien dire.
Ne pas parler… C’est ce qu’elle fait toujours.
Mais pas cette fois. Pas ce matin.
De toutes ses forces, Leïla envoie son poing dans la figure de l’homme.
Celui-ci tombe à la renverse. La femme agite sa main endolorie. Des exclamations de tous les côtés.
— Et… Coupez !
Des hordes de caméramans émergent des buissons. Leïla est assaillie par les lumières. Celles de la gare se rallument. On lui parle avec enthousiasme.
— Félicitations, Madame ! Nous n’avions même pas imaginé ce coup dans le scénario.
— Je…
— Suis un peu perdue ? Je comprends. Pour faire court, Fycto+ a privatisé le premier train du jour pour le tournage de sa nouvelle série, en conditions réelles.
Quelqu’un crie aux équipes de nettoyage de s’occuper du souterrain.
Leïla se retourne en sursaut, reconnaissant une voix.
Cette dernière vient d'un homme qui range du matériel. À côté d’un petit garçon.
— T’as vu, Nassim ? Ta mère a été formidable !
***
Six mois plus tard
Vingt-deux heures. Leïla referme la porte de l’appartement et pose ses clés sur la commode. En passant devant le salon, elle aperçoit Samir avachi dans le canapé. La télévision est en marche.
Il lui dit de venir regarder. Leïla se fige en découvrant l'écran.
— La série est enfin sortie ! Je t’attendais pour mettre ton épisode.
Avant qu’elle réagisse, il presse un bouton de la télécommande.
Leïla se voit, dès les premières secondes. Oui, elle se voit marcher dans les rues de la ville au milieu de la brume.
Ces fumiers. Ils la filmaient déjà avant les événements en gare. Elle avait eu raison de sentir une présence camouflée par l'obscurité.
Un plan rapproché la laisse interloquée. Cette vue de face, ce zoom sur son visage… Comment ont-ils fait ? Elle se regarde dans les yeux, mouillés de larmes et pris d’angoisse. Les larmes de la dernière nuit précédant le tournage, l'angoisse du premier jour de sa période d'essai, qu'elle n’a pu valider.
Croiser son propre regard est assez effrayant. Mais ce plan est avant tout une effraction dans son intimité. Leïla serre les poings, maudissant les coupables.
Comment peut-on impliquer des personnes non conscientes et non consentantes dans un tournage télévisé ? La somme qu’on lui a proposée contre son droit à l’image a eu raison d’elle, alors que le montant n’était pas si élevé. Parce que Leïla en avait besoin.
Est-ce donc ça, la nouvelle dérive du cinéma ? Pourtant, des acteurs professionnels peuvent paraître aussi naturels que des citoyens piégés. À moins que le but ne soit de capter des émotions plus vraies que nature sans aucun salaire digne de ce nom à payer…
Le premier responsable, c’est Samir. Régisseur sur ce tournage, il avait insisté pour que Leïla embarque dans le premier train plutôt que le second.
Ce matin-là, il n’y avait pas que des civils, mais aussi des acteurs infiltrés. L’homme qui s’est écroulé sur le quai, le vieillard cadavérique, le conducteur de bus… Quant aux systèmes électriques de la gare et du train, les vidéastes les contrôlaient durant le créneau de tournage.
L’action se déroule comme dans les souvenirs de Leïla, mais elle est présentée avec des “ingrédients”. La musique, par exemple. Elle accentue la tension, pourtant déjà extrême.
Leïla a vécu la terreur. Mise en scène pour l’écran.
Une terreur en série.
Pourquoi est-elle le “personnage principal” de cet épisode ? Ils auraient pu choisir n'importe qui d'autre, non ?
— J’ai proposé de mettre le focus sur toi pour que tu touches plus d’argent.
— C’est une blague ?
— Tu devrais t’estimer heureuse de l’avoir gagné sans rien faire.
— M’estimer heureuse ? Parce que toi, tu n’es pas concerné par ce foyer peut-être ? Et mon boulot perdu à cause de ton train, abruti ?
— Tu vas changer de ton !
Samir se lève et gifle son épouse.
Il l'attrape par le bras et la tire dans la chambre, refermant la porte derrière lui.
Elle se débat, le repousse sans succès. En réponse, le mari l’envoie contre le lit. Les tibias de Leïla percutent le cadre du sommier. Elle chancelle et se retrouve allongée sur le dos.
Samir se place au-dessus d’elle, l’écrase de tout son poids. Leïla détourne les yeux vers le sommet de l’armoire, sur la gauche.
Elle vérifie que la caméra est en place. Elle a camouflé l’appareil ce matin, afin d'avoir une preuve. Pour témoigner. Raconter la terreur en série.
C’est au tour du mari d’être filmé sans consentement.
Leïla encaisse les coups dans les côtes, les claques contre sa peau. Elle s'empêche de crier, puis le fait dans la couette pour étouffer le son. Ses pleurs mouillent le tissu.
Samir ne la lâche pas. Lui dont le prénom signifie “compagnon de veillée”.
Dans le dos du couple, la porte de la chambre vient de s'ouvrir. Le mari se retourne, stupéfait.
Une voix enfantine.
— Ça aussi, vous le faites pour de faux ?