
Clément Sérack
Roman | Nouvelle | Poésie
N’oublie pas de hurler
« La réalité c’est l’illusion créée par l’absence de drogues. »
Richard Desjardins
Vendredi 28 juillet, 13h
— Hervé, tu donneras les flyers à l’entrée.
— Tu veux pas plutôt demander au stagiaire ?
— J’men fous de savoir qui distribue tant que c’est fait. Je serai à la régie au même moment.
— D’accord, je gère, grommela l’employé.
— T’es viré sur le champ si t’oublies. C’est clair ?
Hervé soupira en regardant son patron s’en aller. Subir ce management toxique était une habitude, en particulier lorsque les grandes échéances approchaient. C’était bien le cas d’aujourd’hui. À quelques heures de l'ouverture du festival, le directeur déversait toute son angoisse sur ses équipes. Et quand on le croyait vidé, il en avait encore. Il criait « hauts les cœurs ! » pour motiver les employés, mais la seule chose qu’il ravivait chez eux était un haut-le-cœur.
Heureusement, Hervé n’était pas rancunier. Il trouvait même des excuses au patron. Après tout, l’expérience de milliers de personnes reposait sur autant de détails que celui-ci devait identifier et gérer un par un. Hervé, lui, ne faisait qu’appliquer des consignes. Son rapport à la hiérarchie se résumait en quelques mots : Travaille et tais-toi. Il fallait juste reformuler la doctrine. Bosse et ferme ta gueule correspondait davantage à la réalité.
Il baissa les yeux, relut le prospectus conçu par le stagiaire de vingt-deux ans. Le directeur avait lourdement insisté pour que soient créées ces feuilles volantes. Une série d’incidents dans les festivals du début de l’été justifiait sa préoccupation.
Sur le festival, soyons tous responsables.
La consommation de drogue est formellement interdite dans l’enceinte du festival.
Ne consommez aucun produit provenant d’inconnus et restez attentif à votre état de santé.
Pour rappel, la CXD menace l’ouverture et le bon déroulement de ce type d’événements.
Ce stupéfiant provoque une phase d’hallucination, de sommeil, puis de violence.
En cas d’apparition de ces symptômes, merci d’alerter immédiatement le personnel présent sur place.
Bienvenue au festival NewDrop !
***
Harry bondit depuis la dernière marche du bus, et apprécia l’amortissement offert par le gazon. Il tendit la main à Emma, qui n’en eut pas besoin pour descendre à son tour du véhicule. Pas de bagage à récupérer dans la soute, tout était dans leurs sacs à dos. Les deux jeunes s’élancèrent en direction de l’entrée du festival, située une centaine de mètres plus loin. Elle était reconnaissable par un portique atteignant facilement les cinq mètres, et arborant le nom de l’événement en énorme. Une longue file d’attente se formait déjà dans la prairie, alimentée par les centaines de voyageurs débarquant des bus officiels. Un regroupement impressionnant sur une pelouse au milieu de nulle part.
— T’as les tickets ? demanda Emma.
— Oui, c’est bon.
Contente de ne pas avoir à fouiller dans son sac, la jeune fille lança un regard reconnaissant à son petit ami. Elle avait rencontré Harry un an plus tôt lors d’une soirée étudiante. Si la famille du garçon avait des origines anglaises, lui était né à Paris, et sa maîtrise de la langue de Shakespeare laissait à désirer. Cela amusait bien Emma, jeune fille de Boulogne-Billancourt passionnée de musique contemporaine. Elle se sentait l’âme d’une artiste, l’âme d’une vagabonde. Être mise dans une case était sa plus grande peur. Était-ce pour cela que son couple n’était pas officiel ?
Ils montrèrent leurs billets, et reçurent le bracelet du festival, sésame pour naviguer entre les différents secteurs : tentes, bars, foodtrucks, jeux d’extérieur et scène principale. Des grands noms du paysage électro français comme international étaient attendus cette année : DJ Xenon, NVZ, Sam Switte ou encore Steve Larson.
Derrière l’entrée, on leur tendit un prospectus que Harry alla mettre à la poubelle juste après avoir lu la première phrase. Ce n’était pas une promotion ou un avantage exclusif ; dommage étant donnée la somme déjà dépensée pour les billets. Les deux jeunes s’approchèrent du premier cabanon pour connaître l’emplacement de leur tente. Ils attendirent qu’une dame retrouve leurs noms cachés au sein d’une liste immense. Emplacement 312.
Cinq minutes furent nécessaires pour trouver la bonne tente. La superficie occupée par le festival était impressionnante. C'était comme un village avec sa société, tous deux conçus pour vivre trois jours par an. Pas un de plus. Le grand lancement du festival était à vingt heures sur la grande esplanade. Trente minutes à tuer.
C’était le bon moment pour partir à la découverte des lieux. Emma et Harry suivirent les pancartes en bois, disposées tous les cent mètres, afin de rejoindre le bar extérieur. Le comptoir s'étendait sur une trentaine de mètres. Plus de dix barmans s’affairaient à servir les clients, qui se multipliaient à une vitesse folle. Ceux-ci allaient ensuite s’asseoir à des tables en plastique sur la pelouse, mais aucune ne semblait disponible. Les deux jeunes s’installèrent alors directement au bar, sur des hauts tabourets, et commandèrent la bière la moins chère.
Ils discutèrent quelques minutes, puis s’étonnèrent de ne pas avoir été servis, d’autant plus qu’ils avaient payé.
— Si, vos bières sont là, fit une voix sur la droite.
Le voisin de Harry leur désigna deux verres qui attendaient sur le côté, puis fit glisser les boissons jusqu’à eux. Le barman avait dû se tromper de clients.
— Merci beaucoup, répondit Emma.
Ils trinquèrent, sirotèrent tranquillement. Mais peu avant vingt heures, l’espace se vida d’un seul coup. Les deux jeunes partirent avec leurs verres en plastique pour tenter d’avoir des bonnes places face à la grande estrade.
La scène était monumentale, et des milliers de personnes attendaient déjà sur la pelouse depuis longtemps. Il ne restait pas un centimètre carré de gazon à moins de cinquante mètres du podium. Ils auraient dû venir dès le départ ici. Les organisateurs avaient promis un invité spécial pour l’ouverture du festival, et l’impatience se faisait ressentir dans la masse. Le concerto des discussions s’amplifiait de seconde en seconde. Dans cette cacophonie a cappella, la dissonance atteignait son point d’orgue.
— Si tu veux me parler, n’oublie pas de hurler ! lança Harry.
Pour s’occuper, ils commencèrent à discuter avec des gens qui étaient autour d’eux. Un couple notamment — Alex et Laura — la trentaine environ pour les deux. Après quelques minutes, l’homme sortit un sachet de sa poche. Il en tira deux comprimés.
— Vous en voulez ?
Emma interrogea son copain du regard, ne sachant comment réagir.
— Euh… C’est de la CXD ? demanda Harry.
— Non non, pas du tout. C’est presque rien.
Harry et Emma se regardèrent. Après tout, pourquoi pas. Ce n'était pas la première fois qu’on leur proposait quelque chose de ce type, même si d’habitude, ils connaissaient davantage la personne en question. Alex inspirait la confiance. Ils attrapèrent chacun un comprimé, et l’avalèrent avec le reste de leur bière. Juste après, la musique commença.
Ni Emma ni Harry ne reconnurent l’artiste qui ouvrait le spectacle. L’invité surprise était-il vraiment célèbre ? Ils n’étaient pas loin d’une enceinte — il y en avait de toute façon partout — et les basses faisaient trembler l’ensemble de leur corps. Au moment du drop, équivalent du refrain pour une musique électronique, ces tremblements devenaient des secousses, et cette agitation devenait implosion. Quant au spectacle lumineux, il était magnifié par le lent coucher de soleil. Bientôt, les centaines de lumières danseraient sur un fond noir. Parfois, les regards envoûtés des deux jeunes se croisaient.
Une heure plus tard, l’euphorie n’était pas tombée, bien au contraire. Emma sentait son corps se libérer, ses sens se développer. La mélodie pénétrait les oreilles et frappait les tympans, se brisant sous le choc en fragments de musique qui voyageaient dans l’ensemble du corps. Les nerfs vibraient comme les cordes d’un violon, guidées par cet arpège polyphonique. En l'absence de tout métronome, la cadence allait crescendo sans aucun maximum. Le corps était un instrument incontrôlable. Plus aucun chef d’orchestre.
Le moi n’était plus maître dans sa propre maison.
Des milliers de lumières dansaient devant les yeux d’Emma. Flou artistique. L’équilibre était chancelant, et les paroles, sourdes et muettes. Subitement, un affreux hurlement. Emma se retourna en sursaut. Qui avait crié ? Elle resta pétrifiée. Un homme la fixait, immobile au milieu de la foule. Un regard assassin. Emma cligna des yeux. Plus rien, il avait disparu. Un élan venu de nulle part la fit s’écrouler sur le dos. Une odeur envahit ses narines, et se transforma en saveur dans sa bouche. Le goût du sang. Ses mains tremblaient, incapables de se poser à plat pour tenter de se relever. Où était Harry ? Depuis le sol, elle fut prise de terreur. Les corps qui dansaient n’avaient pas de visage. Ils étaient anonymes. Ils se contorsionnaient, et elle se retrouvait encerclée par des monstres. Des pleurs déchirants émanaient des enceintes.Une pression au niveau du bras. Elle se sentit tirée, guidée, emmenée. Et pourtant, elle avait encore l’impression de danser.
Le chaos dans sa tête était doux, inconscient. La musique devint plus lointaine, le paysage plus sombre. Plus de notion du temps qui passe. Emma sentait une présence amicale à ses côtés. Puis elle était de nouveau allongée. Elle se sentit peu à peu plus légère. Le froid se mit à caresser ses jambes. Puis le haut de son corps. Une pression sur sa bouche. Une voix lointaine lui murmurait : « N’oublie pas de hurler ».
Le sentiment d’une intrusion.
Et pourtant, elle avait encore l’impression de danser.
***
Harry ouvrit les yeux. Où était-il ? Quelle heure était-il ? Il faisait nuit. Il était allongé sous la tente, entièrement habillé. Qui l’avait ramené ici ?
Où était Emma ?
Des éclairs de souvenirs. Il comprit qu’il avait subi des hallucinations. Ce n’était même pas terminé. La toile de tente se balançait devant ses yeux, alors qu’elle devait bien être immobile. Le produit qu’il avait accepté… Soi-disant inoffensif.
Harry chercha son téléphone. Où était-il passé ? Il n’avait plus rien dans les poches de son jean. Son portefeuille, disparu également. Il se jeta sur son sac, grand ouvert sur le tapis de sol. Le vida à toute allure. Tous ses objets de valeur, volés. Tous, sans exception. Il hurla en frappant le sol de toutes ses forces. Envoya le sac contre la toile de tente, qui émit un craquement. Les souvenirs de l’ouverture du festival refaisaient surface.
Harry sortit de la tente, se dressa dans l’allée principale en serrant le poing. Son regard noir se perdait dans l’obscurité. Il voulait démolir le coupable. Et par chance, il savait comment le trouver. Une phrase était encore inscrite dans sa mémoire. Alex, le fournisseur douteux, avait commis l’erreur de trop parler la veille.
Tente 504 si vous en voulez plus.
Il n’y avait plus aucun bruit en provenance de la grande scène. Il était donc au moins quatre heures. Le festival était en plein sommeil. La hauteur des tentes ne dépassant pas le mètre cinquante, Harry avait une vue dégagée sur l’immense terrain. Il y avait quelques lumières dans les allées : des gens qui se promenaient ou allaient aux toilettes. Mais la plupart dormaient. Le silence était d’or.
Récupérer les éléments volés. Se venger. Et retrouver Emma. Le garçon pressa le pas en direction des tentes aux numéros dans les cinq cents. Il avait emporté la lampe frontale qui était restée dans son sac. Braquait le faisceau aveuglant devant lui. Sa vision était encore trouble par instants, et il mobilisait ses autres sens pour compenser. Il tendait l’oreille. A l’intérieur des tentes sur son passage, des partitions appartenant à différents registres : chuchotements, ronflements, gémissements de plaisir contrôlés. Qu’en serait-il de la tente numéro 504 ?
Harry n’était plus qu’à quelques mètres. Le rythme de ses pas battait la mesure de la haine.
Tout à coup, il la vit. Elle arrivait en sens inverse. Laura, la femme d’Alex. Harry se jeta sur elle en hurlant.
Elle s’écrasa sur le dos. Il la roua de coup de pieds, et l’observa se tortiller au sol. Puis il s’assit de tout son poids sur elle. Son bras s’éleva pour prendre de l’élan. Il envoya son poing de toutes ses forces dans le visage de la femme. Une fois. Deux fois. Du sang jaillit. Elle hurlait. Il dégustait cette symphonie. Trois fois.
Sous la force déployée par Harry, l’arrière du crâne frappait le sol après chaque coup. Au bout du troisième, la tête ne se redressa pas. Harry plaça ses mains autour de la gorge de la femme et se mit à serrer, à compresser. Progressivement. Il attendait des craquements qui pourtant ne venaient pas. Il fallait la briser. Il serra encore plus. « N’oublie pas de hurler » grommela-t-il.
Les dernières notes qui sortaient de la bouche en sang n’étaient pas des paroles. Des sons entrecoupés, étouffés, insensés. « Pas… Moi ». Il fallait qu’elle se taise.
Harry se fit projeter sur le côté. Il roula, puis se redressa, dévisageant l’individu qui venait de s’interposer.
— Ah bah tiens ! Monsieur Alex !
— Mais t’es fou ! s’écria ce dernier en s’agitant devant le corps. T’as pris de la CXD ?
— Et ça t’étonne ! Quel culot !
— Pardon ?
— C’est toi qui m’as drogué puis volé !
— Pas du tout. Mon produit n’a presque pas d’effets.
— Pas d’effets ! s’exclama Harry avant de ricaner.
— Ecoute-moi bon sang ! La CXD ne se consomme que sous forme liquide. Elle n’existe même pas en comprimés !
Harry resta figé. Devait-il croire ce que lui racontait Alex ? Et si cette version avait pour unique but d’écarter les soupçons ?
Qui l’avait raccompagné jusqu’à sa tente ? Qui lui avait tout volé durant son sommeil ? Harry essayait de se remémorer le récit de la veille. Plongé dans des souvenirs incomplets, il échappait à la réalité. Son attention n’était plus au spectacle dont il faisait pourtant partie. Les grands gestes d’Alex, désespéré près du corps de sa femme ; les appels au secours, les coups de téléphone. Des dizaines de personnes accouraient pour jouer la mélodie adaptée au ballet : l’ode à la peur.
Une masse se formait autour du corps. Mais tout paraissait lointain pour Harry, en plein état de transition. Les effets de la drogue étaient en train de se dissoudre. Son poing se desserrait progressivement.
Il retrouvait ses esprits.
Une femme sortit de la tente numéro 504. Son visage arrêta le regard de Harry. C’était Laura, la femme d’Alex.
La femme d’Alex ?
Harry se jeta dans la masse et bouscula les gens jusqu’à tomber au pied du corps sanglant.
Il avait étranglé Emma.
***
La folie. C’est elle qui avait pris le dessus. La conscience n’avait rien pu faire.
Hallucinations, sommeil, violence. Il avait parcouru les trois phases de la CXD.
Sept heures du matin. Harry marcha vers le bar extérieur, supposé servir un petit-déjeuner le matin. Quelques minutes encore avant de rejoindre la police à l’entrée du festival. Il devrait s’expliquer avant d’être expulsé, dans le meilleur des cas. Pas question de tolérer une présence aussi dangereuse pour les festivaliers. Pourtant, Harry devrait montrer qu’il n’était pas coupable, mais bel et bien victime. Il porterait plainte pour la drogue et le vol. Il foncerait voir Emma à l’hôpital. Elle allait s’en sortir d’après les secouristes, mais après quelle boucherie ! Harry ne se pardonnerait jamais. Et la femme qu’il aimait, pourrait-elle pardonner ?
Harry s’était entretenu avec Alex. La drogue de ce dernier augmentait l’euphorie, la désinhibition, mais n’avait pas d’effets de taille. C'était un produit courant dans les soirées, d’ailleurs légal. Harry avait consommé de la CXD, pour sûr, puisque celle-ci était reconnaissable par ses trois phases d’effets extrêmes. Puisque cette drogue n’existait pas sous forme de comprimés, elle venait certainement des verres de bière. A quel moment de la soirée les deux jeunes avaient-ils baissé la garde ?
Alex n’avait pas gardé les yeux sur Harry et Emma une fois la musique débutée. Il ne savait pas qui avait emmené l’un et l’autre hors de la foule. Harry, a priori, avait été ramené à sa tente où on l’avait volé. Quant à Emma, nul ne savait ce qu’elle avait subi. Pourrait-elle en parler à son réveil ?
Un criminel était ici. Dans l’enceinte du festival.
Harry s’approcha du comptoir. Un prospectus emporté par le vent passa entre ses jambes. L’espace était peu fréquenté. En même temps, qui pouvait bien avoir envie de se lever si tôt ? La musique ne reprendrait qu’après le déjeuner.
Des employés du festival prenaient leur pause ici. Ils profitaient de leur temps mort. Harry s’assit au bar sur un haut tabouret.
La même place que la veille.
— Hervé, le boss t’attend dans cinq minutes ! lança le barman en posant une corbeille sur le bar.
— Je sais, grommela le voisin de Harry.
Ce dernier voyait encore le corps inanimé d’Emma. Il revivait les coups de poing. Une fois. Deux fois. Pourquoi avait-il ressenti du plaisir ? Trois fois.
— Café, croissant ?
Harry tourna la tête. Son voisin, le dénommé Hervé, lui tendait la corbeille de viennoiseries avec un grand sourire. Un café, un croissant, pour oublier cette nuit horrible.
Harry leva les yeux, mais se figea avant de pouvoir dire merci. Ses muscles se tendirent. La corbeille qu’il avait attrapée se mit à trembler. L'employé du festival ne montra aucune réaction.
La veille, cet homme était assis à la même place. Harry en était sûr.
Et lorsqu’ils avaient réclamé leurs bières,
Il leur avait tendu les verres.