
Clément Sérack
Roman | Nouvelle | Poésie
Les démons de ma nuit
La nuit de décembre était froide.
Les arbres du jardin étaient comme éveillés.
C'était leur première insomnie, car une présence les dérangeait.
Si la maison paraissait calme, tout au bout du sentier, c'était pour une simple raison.
Les habitants n'y étaient plus.
***
Deux heures plus tôt
— Vous voilà enfin ! On ne vous espérait plus !
— Désolée, répondit Célia. Des bouchons sur la route.
Sa mère s'approcha pour l'embrasser avant de se tourner vers ses petits-enfants. Théo et Sarah n'échappèrent pas à cette formalité. Leur père, Pierre, déchargeait la voiture aux côtés de sa femme. Il irait saluer "la vieille", comme il l'appelait, quelques secondes plus tard.
24 décembre. C'était le début de la nuit de Noël. Madeleine, soixante-dix ans et sans doute le même nombre de rides, avait organisé la réception du soir. Ses deux filles, Anna et Célia, avaient répondu présentes, même si la dernière avait dû batailler pour convaincre son mari. Pierre préférait passer le réveillon dans un cadre plus intimiste et plus restreint, en compagnie de Célia, des enfants et du chien. Anna et Arthur — le second couple — devaient attendre à l'intérieur, car leur voiture était garée. Ils n'avaient pas encore d'enfants.
La résidence secondaire de la grand-mère, veuve depuis peu, était un paradis caché dans un hameau nommé Le Matz. Une maison à l'ancienne gigantesque, et un jardin à son image, recouvrant des hectares d'un gazon verdoyant. Tout au fond, une mare avec quelques grenouilles où les enfants s'amusaient à pêcher, bien qu'il n'y ait aucun poisson.
Le dîner commença rapidement, car il était déjà bien tard. Théo n'avait qu'une hâte, du haut de ses dix ans : l'ouverture des cadeaux vers minuit. La porte du salon était fermée pour laisser le champ libre au Père-Noël. Sa sœur Sarah, quatorze ans, préférait se gaver de foie gras. Elle avait bien compris que ce n'était qu'une seule fois dans l'année. Leurs parents, Pierre et Célia, se regardaient en souriant. La grand-mère animait la tablée avec ses anecdotes de Noël, celles qu'elle répétait chaque année. Arthur et Anna, facticement, l'encourageaient à continuer en riant parfois aux éclats. Soudain, la lumière s'éteignit.
— Qu'est-ce qu'il se passe ? murmura Célia.
Un grand silence.
— Ça n'est jamais arrivé en quarante ans, lui répondit sa mère.
On entendit une chaise bouger. Puis la lampe-torche d'un téléphone. Arthur prenait les choses en main.
— Où sont les disjoncteurs ?
— Dans le local à l'extérieur, répondit la grand-mère. Là où on range les parasols.
Sur ce, Arthur quitta la pièce. Quelques minutes devraient suffire.
Une fois sorti de la maison, emmitouflé dans son manteau, il avança sur les graviers jusqu'à la porte métallique. La seule lumière provenait de la Lune, qui ce soir était pleine.
La grand-mère ne fermait jamais ce local. À l'intérieur, pas d'électricité non plus. Arthur dut zigzaguer entre les chaises, les tables et les parasols entreposés dans tous les sens, pour atteindre le tableau électrique. Il attrapa la poignée et tira. Le boîtier ne s'ouvrit pas.
Il réessaya, plus fort. Rien. Comme si la porte était collée. Comme si elle ne s'était jamais ouverte. Arthur passa une main dans ses cheveux, à la recherche d'une solution.
— Alors ?
Il sursauta. C'était la voix de son neveu, Théo, qui s'était approché furtivement.
— Le boîtier de commande ne s'ouvre pas.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas… Tu peux aller chercher la boîte à outils au garage ?
L'enfant acquiesça. Arthur entendit ses pas s'éloigner dans la nuit, jusqu'à s'effacer complètement.
Pour s'occuper, il consulta les mails reçus ces dernières heures. Certaines marques lui souhaitaient déjà joyeux Noël, en lui rappelant qu'il n'était pas trop tard pour offrir des cadeaux grâce à la livraison accélérée. Mais il releva la tête.
Un fracas. Des cris. En provenance de la maison.
Arthur se précipita vers la sortie du local en bousculant le matériel qui lui barrait la route. Son genou frappa le coin d'une table, il gémit. De retour sur les graviers, courut vers la fenêtre de la salle à manger, qu'il balaya du faisceau de sa lampe.
La vitre n'existait plus. Elle gisait en éclats sur le sol. Derrière le vide laissé par son absence, les visages immobiles, terrifiés. Les corps encore assis, à table, cramponnés à leur siège.
— Vous avez vu quelque chose ? articula Arthur.
— Rien, lui répondit sa femme.
— Une vitre ne se casse pas toute seule, murmura la grand-mère.
Subitement, Célia se mit à balayer frénétiquement la pièce avec la lampe de son smartphone. Et elle resta figée, inquiète.
— Où est mon fils ?
— Parti chercher une boîte à outils au garage.
La mère bondit de sa chaise et quitta la pièce en courant, son mari à sa suite. Les bris de verre craquèrent par centaines, trouant sans doute les semelles. Célia envoya valser la porte d'entrée, fila droit vers le garage en appelant Théo. Elle voyait la vieille porte coulissante qui était grande ouverte. Elle ralentit avant d'entrer, puis elle s'arrêta net.
Elle ne voyait personne. Rien que le matériel de jardinage, les vélos et les jeux d'extérieur. Pierre arriva à son tour, entra prudemment.
— Pierre, que se passe-t-il ?
— Je n'en sais rien… Regarde par terre !
Célia hurla et ne put empêcher son corps de bondir en arrière. Sur le sol, six serpents répugnants envahissaient la pièce. Ils avaient des écailles gris-jaune, et glissaient lentement en sifflant. Surtout, pas de mouvement brusque.
Le couple recula en silence, tétanisé, jusqu'à retrouver les graviers. Ils refermèrent le portail coulissant d'un coup sec. Célia, qui avait toujours eu la phobie des reptiles, expira un grand coup.
Mais que se passait-il ici ? Et où était Théo ? Elle continua d'appeler son fils en faisant le tour du garage, l'esprit trop occupé pour ressentir le froid qui lui brûlait la peau. C'est à l'arrière du bâtiment que son cœur s'arrêta de battre.
Sur la paroi était écrit un mot.
Démons
Pierre accourut dès l'appel de sa femme. Resta de marbre devant ce mot, tracé en noir.
— Je crois que ce sont des cendres, murmura Célia en approchant son doigt du mur.
Son corps fut pris de tremblements. Le reste de la famille apparut à l'angle du garage, alerté par les cris. Pierre leur fit part des découvertes en s'approchant doucement de Célia, pour lui prendre la main.
— Euh, il y a quelque chose là-bas, fit Sarah.
L'adolescente montrait du doigt l'autre bout du jardin. Une silhouette massive se déplaçait sur la pelouse, en toute liberté dans la nuit. Une silhouette terrifiante, car inhumaine.
Arthur et Anna s'élancèrent dans cette direction, et se figèrent au milieu du jardin. Fixés par deux yeux verts brillants.
Les courbes étaient maintenant reconnaissables. Que faisait un cheval ici ? Les oreilles couchées, le regard fixe et la queue fouettant le sol. Des signes d'agressivité. Surtout, ne pas bouger.
Ce soir, tout était anormal. Limite surnaturel, pensa Arthur. Dans son dos, il entendait le reste de la famille qui s'approchait en chuchotant.
— J'ai cru voir quelqu'un du côté de la mare, murmura Anna.
Arthur fit deux pas de côté, car l'animal l'empêchait de bien voir. Il eut tout juste le temps de voir une silhouette disparaître derrière les buissons qui bordaient la mare. Et si c'était l'enfant ?
À pas lents, et sans croiser le regard du cheval, Arthur et Anna s'éloignèrent. Puis se mirent à courir. Pierre et Célia, sentant qu'il s'était passé quelque chose, leur emboîtèrent le pas.
La mare était à l'extrémité du jardin. Une zone ténébreuse, au beau milieu d'une centaine d'arbres immenses. Leurs feuillages retenaient la lumière, déjà faible, envoyée par la Lune. Depuis l'endroit où la silhouette avait disparu, Arthur se mit à longer les buissons. Le chemin était boueux. Les autres le suivaient. Jusqu'au grillage.
La frontière avec les voisins. Un grillage sectionné.
— Quelqu'un s'est introduit chez nous ! s'exclama Célia.
— Pas de temps à perdre.
Ils pénétrèrent dans la propriété voisine pour rattraper l'individu. Celui-ci devait se faufiler de jardin en jardin.
Mais au milieu de la nouvelle pelouse, le groupe ne sut pas où aller. Pierre suggéra d'aller sonner, au cas où les voisins auraient vu quelque chose.
— Vous les connaissez ? demanda-t-il après avoir toqué.
— Non, pas trop, répondit Célia d'une voix tremblante.
On leur ouvrit. Un homme en pull de Noël se tenait devant eux. La quarantaine, cheveux châtains et barbe courte.
— Nous sommes vos voisins, déclara Pierre. Quelqu'un s'est introduit chez nous en passant par votre jardin et mon fils a disparu. Avez-vous vu quelque chose ?
— Oui, j'ai vu un mouvement par la fenêtre du salon. Ça se dirigeait vers la route.
— Merci, fit Pierre en tournant les talons.
Célia, elle, avait les yeux rivés sur le pas de la porte. Il y avait un support en métal pour ranger les chaussures.
— Pourquoi ces bottes sont pleines de boue ?
— Il a plu ce matin, répondit l'homme en haussant les épaules.
Le prénom de Célia venait d'un mot latin qui signifiait aveugle, mais elle n'était pas de ce genre. La boue était luisante. Récente. Le liquide n'avait pas séché.
— Bonne soirée, continua le voisin.
— Où est mon fils ? lâcha Célia en bloquant la porte du pied.
Les autres la regardaient avec stupéfaction. D'où lui venait cette conviction ? Sa peur commençait-elle à la faire délirer ? De l'intérieur provint alors une voix.
— Maman ?
Et derrière le voisin, la tête du petit Théo apparut. Les joues roses, les cheveux en avant, et sa petite écharpe autour du cou.
— Célia, c'est… C'est pas ce que tu crois.
La mère, folle furieuse, avança d'un pas pour gifler le voisin.
— T'es complètement fou ! Viens là mon ange, ne reste pas avec ce malade.
— Je croyais que tu ne le connaissais pas, fustigea Pierre.
— Euh… C'est… Compliqué.
— Explique-nous, je t'en prie.
Anna et Arthur assistaient à la scène sans dire un mot. Paralysés par la tension, sans doute.
— Célia, reprit le voisin. Je ne pouvais pas passer Noël sans voir mon fils.
Un silence tonitruant s'abattit sur le groupe.
— Ferme ta gueule ! cria Célia. Il dit n'importe quoi, allez on s'en va !
Pourtant, personne ne fit le moindre geste. Anna et Arthur, une main devant la bouche. Pierre, visage et corps paralysés.
— Célia et moi, on se connaît depuis l'enfance. Depuis que ses parents ont acheté la maison.
— D'accord, très bien, on est sortis ensemble. Mais je t'interdis de dire des mensonges pareils !
— Célia ! aboya Pierre. Oui ou non, tu m'as trompé quand on essayait d'avoir un enfant ?
— Un test de paternité mettra tout le monde d'accord, renchérit le voisin.
L'absence de réponse était une tragédie.
— C'était non désiré, lâcha Célia en pleurs.
Pierre tomba à genoux en suppliant. Théo tenait la main de sa mère. Comprenait-il ce qu'il venait de se produire ?
— Quand je pense que ce n'est pas le seul mensonge…
— Quoi encore ? vociféra Célia.
Le voisin désigna le second couple.
— Savais-tu que ta sœur comptait hériter de la maison ?
— C'est une blague ?
— Anna et Arthur ont mis en place un plan pour récupérer la maison. Ils ont reçu l'accord tacite de tes parents, et depuis, ils font pression sur moi pour agrandir leur "future" propriété.
— Alors tu as voulu nous effrayer pour nous faire fuir… comprit Anna en toisant le voisin du regard.
— La coupure de courant, la vitre, les serpents… Tout ça pour croire à une maison hantée ! s'exclama Arthur.
Théo lâcha la main de sa mère et s'enfuit en pleurant. Il courut, courut, courut sans s'arrêter. Ignorant les appels des adultes. Il traversa le grillage sectionné, s'éloigna de la mare et fonça droit vers le grand chêne au milieu du jardin. Il attrapa la première branche. Un hibou noir au regard jaune perçant se tenait immobile un peu plus haut. Il poussa un cri menaçant.
La nuit de décembre était froide.
Les arbres du jardin étaient comme éveillés.
C'était leur première insomnie, car une présence les dérangeait.
***
Nous sommes les arbres. Et ce soir nous restons debout. Nous ne sommes plus en paix.
Allez Théo, grimpe. Tu connais le chemin par cœur. Tu l'as fait tant de fois. Mon vieux corps n'a plus aucun secret pour toi.
Oui, le seul secret que je gardais encore a été révélé ce soir. J'ai tout vu et je n'ai rien dit. C'était il y a dix ans. Ma mémoire sans limite me permet de revoir la scène. Contemple le vide qui te sépare du commencement. C'est à mon pied, par une douce soirée d'été, que tu as été conçu. Un amour passionnel, mais interdit, dans ce jardin d'Eden.
Viens-là mon ange, a dit ta maman tout à l'heure. Mon ange… Ta mère était aveugle, comme le veut son prénom. Laisse-moi t'expliquer.
Tu l'as bien entendue. C'était non désiré.
Tes créateurs ne voulaient pas de toi. Non désiré dès la Genèse. Tu es d'ailleurs né du péché.
L'église du village est en train de sonner douze coups, célébrant la naissance de Noël. Je vais te dire ce qui est né ce soir, alors que ton regard est en train de noircir. Je vais te dire ce que tu es, puisque je suis un arbre connaissant le bien et le mal.
Dans la tradition judéo-chrétienne, les animaux présents ce soir sont des animaux diaboliques. Les serpents, le cheval à robe noire et le rapace nocturne. Ils sont là pour toi. Ils sont là pour cet ange qui est tombé du piédestal. Oui Théo, à partir de ce soir, tu es un ange déchu.
Autrement dit,
Un démon.