
Clément Sérack
Roman | Nouvelle | Poésie
Le cœur a ses raisons
“Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre.”
Spinoza
Vendredi 5 juillet
— Rémi, tu pourras fermer la fenêtre ?
— J’arrive, répondit le mari depuis la salle de bains.
Il coupa le robinet et réapparut dans la chambre. Léa était déjà glissée sous la couette avec un roman policier. Rémi s’approcha de la fenêtre, et contempla la rue quelques instants. Depuis le troisième étage, il aimait observer les scènes du quotidien sans être vu. Il voyait ceux qui rentraient du travail, et ceux qui arrivaient pour l’éveil de la vie nocturne. Le contraste entre ces deux groupes était frappant, ne serait-ce que dans le rythme des pas ou le choix de la trajectoire empruntée par les petites silhouettes. Être pressé était en fait une maladie aux symptômes évidents. Rémi était justement attentif aux détails.
Le couple habitait en plein centre de Paris, au quatrième étage d’un immeuble haussmannien. Depuis leur minuscule terrasse, il fallait se pencher pour apercevoir la tour Eiffel. Cette possibilité rendait-elle cet appartement plus cher que ceux voisins ? Rémi jeta un coup d’œil à sa boutique, qui se trouvait sur le trottoir d’en face. Une enseigne de photographie qu’il tenait seul, exposant et vendant ses clichés dans tous les formats imaginables. La clientèle répondait présente pour lui permettre de vivre de sa passion. Toutefois, le nombre de ventes variait fortement d’un jour à l’autre, et la stabilité financière espérée n’était pas encore d’actualité. Heureusement que Léa, responsable dans une agence d’événementiel, n’avait pas ces incertitudes.
Rémi claqua la fenêtre et s’assura de tourner la poignée. Pas question d’offrir une ouverture à la moindre onde sonore de ce brouhaha parisien. Il s’approcha du lit double, passa lui aussi sous la couette.
— Tu as bien vendu aujourd’hui ?
— Hm…dix posters encadrés, trois impressions sur toile et deux acryliques.
— C’est pas mal !
Vingt-trois heures. Léa posa son livre sur la table de chevet, embrassa son mari en appuyant sur l’interrupteur à l’aveugle. Les lèvres se caressèrent durant de longues secondes, puis elles se refermèrent en même temps que les yeux. Début de nuit paisible.
***
Les yeux de Rémi s’ouvrirent d’eux-mêmes. Minuit et demi sur sa montre. Pourquoi s’était-il réveillé ?
La cause lui parvint rapidement : un vacarme provenait de la rue. Que se passait-il ? Il sortit du lit en vitesse et s’approcha de la fenêtre. Il l’ouvrit, se pencha pour balayer l’horizon du regard. Sur la gauche, une masse noire informe progressait en vitesse au milieu de la rue. Des centaines de personnes dans la nuit. Des lumières blanches, des hurlements, des klaxons.
Et du feu.
Rémi mit une main devant sa bouche. L’émeute approchait. Et elle allait passer devant chez lui. Il distinguait de mieux en mieux les détails de cette folie. L’essence qui coulait des bidons, les clameurs vidant les poumons ; organes remplis dans le même temps par la fumée des incendies naissants. Pas de police en vue. Ils cassaient tout sans exception, armés de barres de fer ou de battes de baseball. Une sueur froide commença à couler sur son front.
Rémi tourna brusquement la tête. Léa s’était réveillée en sursaut. Elle ne se leva pas, restant figée en angle droit. Les bruits devaient probablement suffire à savoir quel spectacle se produisait en bas. Lorsque Rémi ramena son regard sur la rue, son cœur s’arrêta de battre.
Ils attaquaient son magasin.
Il se précipita vers la porte d’entrée et enfila ses chaussures. Il descendit les escaliers en sprintant, propulsa la porte de l’immeuble et se jeta dans le chaos sans précautions. Pas le temps d’observer la scène. Il s’élança vers sa boutique en bousculant des dizaines d’émeutiers. Les insultes fusaient. Il les voyait, ceux qui tentaient de briser sa vitrine. Elle n’avait pas encore cédé. Rémi s’interposa devant l’enseigne.
— Dégage de là ! lui crièrent-ils.
— Touchez pas à ce magasin !
Les assaillants ricanèrent. Que pouvait-il avoir de menaçant, ce jeune mari sorti en pyjama dans la rue ? En face, c’étaient des jeunes et des adultes, des fous et des furieux. Des gens qui eux, étaient vêtus de rage.
— Casse-toi, dernier avertissement !
— Hors de question ! Allez casser le suivant !
Dans leurs yeux, un regard animal, peut-être car ils s’étaient sentis rabaissés à ce rang. Peut-être car ils se sentaient bêtes dans le pays des droits de l’homme. Animaux politiques ?
Le meneur s’approcha de Rémi, le dévisagea en ricanant. Puis il leva sa batte et frappa le visage innocent, comme s'il fallait envoyer celui-ci aussi loin que possible.
***
Fermer les yeux est la sensation la plus réconfortante. Dans le noir, il n’est plus nécessaire de penser. C’est de cette liberté que Rémi fut tiré, à six heures du matin.
— Rémi, tu m’entends ?
— Je… Oui, c’est bon.
Il se redressa en gémissant. Un mal de crâne sans pareil. Léa était assise sur le lit, à côté de lui. Elle le regardait avec inquiétude. Rémi passa une main sur sa tempe. Une bosse et un épais bandage.
— Évite de toucher.
— Le magasin !
Il se leva et zigzagua jusqu’à la fenêtre, avant que sa femme ait eu le temps de réagir. Et il resta figé, une main appuyée contre la vitre. Ce n’était pas de la surprise, mais bien le désespoir qui devenait concret. La vitre était dépositaire d’une réalité implacable.
Fenêtre sur la rue. Fenêtre sur ce qui n’est plus.
La devanture était détruite.
Léa tentait de rassurer son mari, mais il n’écoutait pas. Elle parlait d’assurances. Rémi s’habilla lentement, sortit de l’appartement sans un mot. Au milieu de la rue, il contempla les restes du désastre. Les carcasses de voitures, les graffitis, les traces d’hydrocarbures.
Il entra dans sa boutique, à pas lents, sans passer par la porte car ce n’était plus nécessaire. A la place de l’ancienne vitrine, des milliers d’éclats de verre que ses pas évitaient. Ces petits bouts brillants tranchaient les quelques larmes tombant de son visage. Rémi resta paralysé.
Ils avaient tout volé. Son œuvre, sa vie.
L’homme est un loup pour l’homme.
Le vieil ordinateur posé sur le comptoir était encore présent. L’appareil était connecté aux enregistrements de vidéosurveillance. Rémi leva la tête. Les caméras intérieures étaient encore en place. Mais avait-il vraiment envie de visionner le récit de la nuit ?
Il s’approcha du comptoir en rallumant son téléphone. Et ce qui apparut très vite sur ses réseaux sociaux fut un remous de couteau dans la plaie. Quelqu’un avait filmé la scène où il s’était interposé, puis publié la vidéo dans le seul but de l’humilier. La séquence était arrêtée avant le coup de batte, et sous-titrée pour afficher sa dernière phrase : "Hors de question ! Allez casser le suivant !"
L’homme au pyjama dans la rue était déjà moqué, qualifié de toutes parts comme égoïste et hypocrite. Mais pourquoi ! cria Rémi en se prenant la tête. Complice du gouvernement, lut-il même dans un commentaire. Où était la logique ?
— Rémi ?
Il se retourna en sursaut. Reconnut la femme qui s’était arrêtée sur le trottoir, ahurie devant l’état de la boutique. C’était Solène Bernier, sa plus fidèle cliente, âgée d’une cinquantaine d’années. Une grande dame au teint pâle et au regard intense. Des cheveux longs passant du brun au gris. Elle s’approcha de Rémi à pas lents, et le prit dans ses bras. Le photographe s’étonna de cette marque d’affection tout à fait inédite, et accepta l’étreinte avec un peu de gêne.
La veste beige de la femme sentait le neuf. Il n’avait jamais vu l’habit auparavant.
— Je suis sincèrement désolée.
— Pourquoi ont-ils besoin de piller les boutiques ? sanglota Rémi.
— La moralité, c’est l’instinct du troupeau chez l’individu. Nietzsche.
— Ça m'aide beaucoup, marmonna le vendeur.
La femme resta silencieuse un moment, avant de briser le silence.
— Pourquoi êtes-vous photographe, Rémi ?
—Je ne sais pas… Capturer l’instant, m’exprimer d’une autre façon, me vider la tête.
— Vous ne croyez pas que ceux qui ont cassé l’ont fait pour les mêmes raisons ?
Rémi resta perplexe. Quelle était cette comparaison ? Où voulait-elle en venir ? Solène Bernier poursuivit sa démonstration.
— Vous connaissez la sensation du vol, puisque la photographie en est un.
— Comment ça ?
— Vous l’avez dit vous-même, “capturer l’instant”. Photographier, c’est emprisonner le moment qui s’enfuit.
— On peut dire ça. Mais pourquoi ces métaphores ?
— Pour vous montrer que les passions ayant animé ces pilleurs sont aussi celles que vous ressentez en prenant une photo.
Rémi resta silencieux. Pourquoi semblait-elle bien partie pour justifier un tel pillage ?
— La photographie est un instant qui ne réfléchit pas, suspendue à une fraction de secondes qui laisse à réfléchir.
— Très bien, et alors ? s’agaça Rémi.
— Cette phrase de Rémy Donnadieu décrit aussi bien la photographie que le pillage. Alors, si l’instant de l’action est un instant non réfléchi, pourquoi voulez-vous l’expliquer rationnellement ?
Sur ce, Solène Bernier se retourna. Quitta le magasin.
Rémi resta bouche bée, lui qui n’avait cessé de chercher des réponses aux pourquoi. Pourquoi cette émeute ? Pourquoi son magasin ? Pourquoi ce film sur les réseaux sociaux ?
Et si, finalement, il n’y avait rien à expliquer ?
Le cœur a ses raisons que la raison ignore.
Solène Bernier n’était pas seulement sa plus fidèle cliente, c’était aussi un grand esprit, pensa Rémi. Même si cette échappée métaphorique était étrange, Solène était une femme adorable à laquelle il parlait facilement lorsqu’elle passait au magasin.
Rémi s’approcha de l’ordinateur du comptoir, ouvrit le logiciel de vidéosurveillance. Le récit de la nuit commença dans le calme. Fermeture de la boutique à dix-neuf heures. Rémi accéléra la vidéo pour éviter de visionner les passages inutiles.
Minuit trente-cinq. Le chaos fit son entrée dans l’angle de la caméra. Les casseurs commencèrent à frapper la vitrine. Rémi fit son apparition et défendit son magasin en faisant des grands gestes. Puis s’écroula sous le coup de la batte, provoquant des frissons chez son double. Et quel acharnement pour faire céder le verre sans se préoccuper du corps étalé sur le sol ! Le vitrage explosa d’un coup sec.
Et là, Rémi n’en revint pas.
Les émeutiers partirent.
Pas de pillage. Pas même une seule entrée dans la boutique. Ils étaient tous partis vers la suivante. Pas de pillage ! répéta Rémi.
Pourtant, les œuvres avaient bien disparu. Sa tête se mit à bouillonner, ravivant la douleur au niveau de sa tempe. La vidéo suivait son cours. Des gens s'agenouillèrent auprès du corps inanimé. Puis l’épouse de Rémi arriva en courant et se fit aider des passants pour remonter le corps à l’appartement. Avait-elle jugé inutile d’appeler les pompiers ?
Immobilité. Permanence. La boutique restait grande ouverte dans la nuit. Le vent pouvait s’y engouffrer et ressortir. Mais ce n’était pas de son fait si les œuvres s’étaient envolées. Rien ne se passait désormais. Les minutes défilaient dans une lenteur accélérée.
Une heure et demie du matin. Le lampadaire de la rue éclairait faiblement l’intérieur du magasin. Parfois, une voiture passait. Mais les photographies dormaient.
Et là, Rémi appuya sur pause. Il venait d’apercevoir un mouvement de lumière sur le mur. Une ombre était passée. Il retourna dix secondes en arrière, et se concentra sur l’écran.
Il n’avait pas rêvé. Une silhouette sombre était entrée en un instant. Elle semblait porter une cagoule. Impossible d’obtenir davantage de détails dans la pénombre. C’était une caméra couleur, mais ce détail n’avait pas d’intérêt aux heures où le monochrome s’étalait.
Rémi assista dépité à un pillage organisé, minutieux pour ne rien laisser. Son cœur saignait. La personne était si rapide qu’elle ne pouvait que bien connaître la boutique. Était-elle venue faire un repérage ?
Le voleur se dirigea vers la réserve. Rémi retint son souffle. Il se connecta à la caméra placée dans cette pièce-là. La porte s’ouvrit. Le détecteur de mouvement activa la lumière.
Instant qui ne réfléchit pas, suspendu à une fraction de secondes qui laisse à réfléchir.
Il reconnut la veste beige.