top of page

Border Line

 

 

Ceci est une œuvre de fiction, volontairement dérangeante. Les opinions et agissements des personnages ne sauraient en aucun cas refléter celles et ceux de l’auteur.

 

 

***

Les pieds reposant sur la table basse, une coupe de champagne à la main, il supporte les bips en haut-parleur. Il n’aime pas qu’on le fasse attendre, et d’habitude, personne ne se risque à le faire. À commencer par son éditeur. Si ce dernier continue à se faire désirer, il aura commis sa plus grave erreur.

 

— Allô, Florian ?

— C’est pas trop tôt.

— Comment allez-vous ?

— Trêve de mondanités. J’ai besoin d’une nouvelle expérience.

 

Lauréat des plus prestigieuses récompenses littéraires, romancier converti en icône à seulement vingt-cinq ans, Florian Devaux applique une méthode d’écriture spécifique : il n’écrit que des scènes qu’il a déjà vécues. C’est, selon lui, la clé du réalisme. Seul pratiquant, fier défenseur de sa doctrine, il ne s’est jamais accordé le moindre écart.

 

Avez-vous vraiment de l’imagination ? osent demander les journalistes. La question se comporte comme une guêpe : il l’éloigne de la main, elle revient. Une nouvelle fois hier, lors d’une remise de prix. Florian ignore les provocations, n’ayant rien à prouver. Il se décale afin de contenter les flashs, moins gênants.

 

Des expériences, il en a fait un sacré nombre, pour achever le manuscrit attendu par son éditeur. Dimanche soir, date limite fixée par le contrat. Saut en parachute, nuit en hôtel cinq étoiles, location d’un scooter en Islande… Afin de rédiger une scène, il doit la vivre. Tous les frais liés à l’écriture du manuscrit ont été supportés par l’éditeur, soumis aux désirs de sa star, qui pourrait signer chez un autre.

 

— Une nouvelle expérience ?

— Exactement. Je dois coucher avec une femme.

 

Éclat de rire à l’autre bout du fil, puis calme assourdissant.

 

— Florian, dites-moi que c’est une blague.

— Pas du tout, Didier.

— Écoutez, votre demande est totalement déplacée et ne concerne en aucun cas l’éditeur. D’ailleurs, le manuscrit est censé être prêt. Je l’attends pour dimanche au plus tard.

— Il me manque juste une scène…

— Je vais rester poli, ce n’est pas vraiment mon problème.

— Ah bon ? Croyez-moi, ça pourrait le devenir.

 

***

 

Un espace vide en plein milieu du manuscrit. Celui de sa virginité. Trois jours. Trois jours pour vivre et retranscrire la scène manquante. Encore du temps perdu, à écouter Didier tenter de se dédouaner de toute responsabilité. Bien sûr que la menace a finalement permis de le faire plier. Surtout, le rappel des dépenses engagées toute l’année, pour un texte qui pourrait s’envoler.

 

La menace… Florian ne devrait même pas en avoir besoin. Les stars comme lui ont droit à quelques privilèges. Il sait pertinemment quel complément est proposé lorsque ces personnalités sont à l’hôtel, à travers la fameuse question Souhaitez-vous un oreiller supplémentaire ? Et puis, franchement, Florian ne demande pas grand-chose. Il n’a pas d’exigence concernant l’heure, le lieu, ni même la position sur le matelas. Le tout sera plié en dix minutes. Allez, si ça se trouve, même cinq. Pour une cause juste : l’écriture. Pour faire rêver des millions de lecteurs.

 

Il s’adresse à la multitude, dans sa parfaite solitude. Il vit seul avec elle, dans cette luxueuse demeure de l’Ouest parisien. Seul et bien accompagné. Les jeunes de son âge sont sortis de son monde il y a quelques années. Ils se sont éloignés assez vite, jaloux, très certainement. D’ailleurs, comment pourraient-ils comprendre l’univers de Florian, ces jeunes qui n’ont que la tête à baiser et se bourrer la gueule ? Le jeune auteur est bien au-dessus de tout ça. Si l’amour sonne un jour, il viendra d’autre part. Aucun doute, sa vie est réussie. Il a juste un souci aujourd’hui, pour combler un besoin sexuel à but professionnel.

 

Bien sûr que sa célébrité et sa beauté supposent de nombreuses prétendantes. Mais il ignore leurs noms, et ne fera pas une annonce sur les réseaux sociaux. En outre, il n’a pas prévu de perdre son temps sur les applications dédiées à ce type de rencontre. De toute façon, ce temps, il ne l’a pas. Didier a intérêt à se magner.

 

— Alors ?

— C’est bon, je vous envoie les détails par message. Pas un mot à qui que ce soit, surtout pas à la presse. C’est clair ?

— Ça va, détendez-vous. À croire que vous avez trouvé une femme qui n’est pas consentante.

— Ne me cherchez pas, Florian. Vous faites votre expérience — il mime sans doute les guillemets à distance — et que je n’entende plus parler de vous avant votre mail dimanche soir. Sans pièce jointe oubliée.

 

***

 

Onze heures du matin. Florian fait les cent pas dans la chambre d’hôtel. Ces pas sont un peu saccadés, et la trajectoire, peu sensée. Pour embrasser son personnage, il a bu quelques shots en amont. Lorsqu’il ferme les yeux, il ressent la douceur d’une matinée d’été. Intensément. L’environnement s’approche et le caresse, passant par la porte-fenêtre complètement ouverte. Elle donne sur un balcon dont le garde-corps n’est pas haut.

 

On toque à la porte. Il rouvre les yeux. S’empresse d’aller ouvrir. La femme, scannée de haut en bas, reste immobile sur le palier en évitant de croiser le regard de l’auteur. Est-ce qu’elle tremble, ou est-ce la vue de Florian qui titube ?

 

Il s’écarte, la laisse entrer en posant des questions de convenance sur un ton sympathique.

 

— Assistante d’édition.

— Génial ! C’est donc peut-être vous qui corrigez mes livres ?

— Oui.

— On peut se tutoyer ? On doit avoir quasiment le même âge.

— D’accord.

— Ça te fait quoi de contribuer concrètement au suivant ?

— Euh…

 

Lorsque Florian comprend que la réponse ne viendra pas, il fixe la jeune femme en levant les sourcils, attendant qu’elle passe à la suite. Aux choses sérieuses, à la raison de sa venue. Il n’a pas la journée.

 

— Tu te déshabilles ? suggère-t-il.

 

Elle le regarde dans les yeux, pour la première fois. L’air hésitant.

 

Florian ne comprend pas pourquoi elle chercherait à se faire désirer. Il se racle la gorge. Elle commence à déboutonner sa chemise. L’auteur s’agace devant la lenteur de ses gestes, ses mains qui tremblent et s’y reprennent à chacun des boutons. Il lui demande d’accélérer. Puis lui montre l’exemple, retirant en vitesse son t-shirt, ses chaussures et son pantalon. Il ne cache pas la proéminence apparue, espérant qu’elle suscite davantage d’empressement chez sa partenaire éphémère. Mais cette dernière s’est arrêtée. Elle tarde à faire tomber son vêtement désormais ouvert, bercé par la flânerie de l’air.

 

— Je vais t’aider, lance Florian.

 

Il s’approche, pose les mains sur les deux épaules féminines. Elle recule. Il chancelle.

 

— Tu fais quoi ? grogne-t-il.

— On ne va pas le faire.

— Bien sûr que si. Tu as dit oui.

 

Il avance à nouveau, attrapant fermement le bras de la jeune femme. Elle proteste, gesticule, et la poigne de l’homme se resserre. Les coups qu’elle tente d’envoyer sont contrés et punis.

 

— Bon sang, il fallait que ça soit une hystérique.

 

D’un mouvement brusque, il la déplace devant le lit, et lui ordonne de s’allonger. À l'arrêt, elle frappe du pied le tibia de Florian, qui perd alors sa prise. Voyant qu’il s’apprête à réattaquer, la jeune femme le pousse en arrière d’un grand coup. Il titube, franchit la porte-fenêtre, cogne le garde-corps du balcon. Et bascule en arr…

 

— Il tombe du balcon ?

— Oui, tu as une autre idée ?

— J’imaginais plutôt l’inverse. Que Florian pousse la femme à la fin de la scène.

— Un féminicide ? Tu ne trouves pas que l'histoire est déjà suffisamment borderline ?

— C'est-à-dire ?

— Objectification sexuelle de la femme, violence physique et morale frôlant le viol, alcoolisme, immoralité, chantage… avec un point de vue justificateur. Le récit est déjà plus que polémique.

— Bien sûr, mais ce qu’on montre, c’est ce qu’on dénonce. Alors allons au bout des choses.

— J’aimerais beaucoup, comme toi, mais les lecteurs n'auront pas ce recul. Ils y verraient une victoire du patriarcat, une apologie des violences faites aux femmes. À peine publié, le texte se ferait assassiner.

— Je vois… Choisissons donc l’option la plus consensuelle.

 

Les jeunes amants se serrent la main en souriant, dans cette chambre servant de modèle au lieu de leur récit. Lit double, porte-fenêtre complètement ouverte, balcon.

 

— On n'est même pas certains que la victime passerait par-dessus bord.

— Retourne-toi, regarde le garde-corps. On a bien précisé dans le texte qu’il n’est pas haut.

— Il faudrait qu’elle le pousse vraiment fort.

— Écoute, c'est justement pour éviter d’avoir à faire ce genre d'hypothèse et d’approximation qu'on écrit uniquement des scènes qu’on a déjà vécues.

— Tu veux changer la fin de l'histoire ?

— Non, mais comme d’habitude, on va faire le test.

 

Ils se lèvent, laissant l'ordinateur en plan. Onze heures du matin passées. Le garçon avale un nouveau shot de whisky, puis se place en titubant devant la porte-fenêtre bien ouverte. Vêtu d’un seul caleçon, il ressent la douceur d’une matinée d’été. Intensément. L’environnement s’approche et caresse son corps nu. Sa peau est marquée d’un bleu au tibia, depuis quelques minutes.

 

Il observe sa partenaire, décoiffée, car elle s’est débattue peu avant. La chemise ouverte de la fille se balance, bercée par la flânerie de l’air. D’abord interpellée par l’érection de son copain, celle-ci relève ensuite les yeux. Voyant qu’il s’apprête à réattaquer, elle le pousse en arrière d’un grand coup.

bottom of page